Une jeunesse allemande.
Allemagne 1965-1977 de la bataille des images à la lutte armée.

 

Le réalisateur Jean-Gabriel Périot revisite avec son film documentaire Une jeunesse allemande le terrorisme allemand de la Rote Armee Fraktion, la RAF (Fraction Armée Rouge) ou « bande à Baader » ou encore « groupe Baader-Meinhof ». Il renonce pour cela à envisager ce mouvement sous son aspect criminel et événementialiste. L'Histoire ne se réduit pas à un roman policier. Elle repose sur un humus. La RAF, nous dit Pierre-Emmanuel Finzi dans son introduction à l'ouvrage de Thomas Elsaesser, n'est pas un groupuscule extra-terrestre venu semer la terreur sur terre. Elle fait partie d'un mouvement de révolte très large qui secoue le monde durant les décennies 1960 et 70, au Japon comme aux États-Unis, en Europe comme en Amérique du Sud, en passant par Prague, Belgrade, Cuba et le Proche-Orient. Ce qui fait la spécificité de ce mouvement en Allemagne, très hétérogène, politique et culturel, c'est qu'il est déterminé par le conflit générationnel autour du maintien des élites nazies après-guerre. Un livre d'entretiens avec Thomas Arslan, fils de Veit Harlan, réalisateur en 1940 du plus célèbre film antisémite de l'Allemagne nazie Le Juif Süss le rappelle : des centaines de dignitaires et responsables nazis ont été discrètement réintégrés dans l'appareil d'État, la magistrature, l'industrie. Tous s'absolvaient les uns les autres devant les commissions ad hoc et purent ainsi finir impunément leurs jours. La Rote Armee Fraktion est aussi, entre autres, le produit de l'anticommunisme forcené de la RFA, le produit d'Auschwitz comme clé de la culpabilité des élites, le produit du Vietnam comme clé de la culpabilité du pouvoir triomphant américain.

Le travail du réalisateur a été motivé par son intérêt particulier pour les années 60 et un questionnement lancinant concernant ce moment singulier du passage à l'acte, à la violence et à la radicalisation. Il s'origine dans une hypothèse, celle que des images du groupuscule et sur le groupuscule existent certainement, qui n'ont pas toutes été répertoriées. Sa ténacité lui permet après huit ans de recherche et de traque de rassembler des images inédites, inexploitées qu'il porte à la connaissance du public quarante ans plus tard, après les avoir montées. Le double objectif du film est de revisiter l'histoire du mouvement terroriste et de développer un pan de cette autre histoire allemande peu racontée : celle des images qu'il a créées et/ ou suscitées. Le double intérêt d’Une jeunesse allemande réside dans le caractère inédit de ces images d'archives et dans l'originalité du montage. Deux documents vont éclairer ces deux aspects. Le premier est la note d'intention que rédige tout réalisateur pour trouver le financement de son film. Celle de Jean-Gabriel Périot est suffisamment exemplaire pour être publiée dans l'ouvrage collectif récemment paru consacré aux cinémas libertaires. Elle s'articule en six points : le synopsis, les repères historiques, les enjeux, les lignes narratives, le traitement et la recherche d'archives. L'auteur y décrit le capital d'images qu'il détient déjà et celui qu'il recherche et à partir desquels il va a priori construire son film. Le deuxième document, a posteriori cette fois, est l'interview électronique réalisée à la sortie du film, où le réalisateur a choisi, parmi un panel de questions, de répondre à la question la plus sensible et la plus sensée aussi, celle du montage, dont il dit d'emblée qu'il est« son outil principal ». Du montage, le cinéaste cambodgien Rithy Panh dit que « c'est une politique et une morale ».

Lors de la recherche d'archives, « ce travail sur des objets perdus » selon la formule de Jean-Claude Passeron pour désigner l'investigation historique, que le réalisateur décrit comme la partie du travail la plus ardue et la plus chronophage, il s'est intéressé à trois types d'images : les films auxquels les futurs membres de la RAF ont participé (son documentaire s'intéresse à « l'avant» lutte armée), les images produites, provoquées par l'existence de la RAF, les films fabriqués a posteriori. Il a mené ses recherches auprès de l'INA, auprès des télévisions allemandes (NDR, SWR, WDR entre autres), à la Deutsche Kinemathek et auprès de réalisateurs de l'époque ayant eu des liens privilégiés avec certains membres du mouvement, dont Holger Meins. Ce qu'ont révélé d'emblée les recherches sur la RAF c'est le rapport particulier qu'entretenaient ses membres avec les images. Le réalisateur a déjà travaillé sur d'autres factions des années 1960 et 70 mais la RAF était la seule formation dont on détient autant d'images et qui était à ce point consciente de la manière d'utiliser l'image. Holger Meins était étudiant en cinéma en même temps que Harun Farocki et Harmut Bitomski de la DFFB (Deutsche Film-und Fernsehakademie Berlin), l'école de cinéma créée en 1966 et actuellement dirigée par le même H. Bitomski et réalisait des films. Andreas Baader serait apparu dans des films érotiques mais c'est surtout Ulrike Meinhof qui avait « une immense intelligence de l'objet télévisuel ». Comment travailler désormais avec ce corpus d'images ? François Niney définit ce qu'est un film d'archive : « Ce n'est pas un genre de films, ce n'est pas une essence, c'est un usage : une re-vision, un ré-emploi . Les prises de vues préexistent quelque part mais c'est bien la question du documentariste qui les réactualise, va en déterminer le choix, en tirer un sens, leur assigner un rôle documentaire. Il ne suffit pas de remonter les images d'archives comme une bande illustrative assortie d'un nouveau commentaire au goût du jour » Le montage est un exercice périlleux. Jean-Gabriel Périot le sait. Le montage, dit-il dans l'interview, ressemble à un puzzle pour lequel on a trop de pièces et dont on ne possède pas d'image finale. La structure qu'il a posée en préambule est comme les bords d'un puzzle, qui délimitent un espace de travail. Ensuite il lui fallait poser les pièces les plus importantes du film . À partir de là, précise-t-il, le montage est avant tout un travail de mise en relation entre ces pièces posées et un travail de contextualisation.

Face à cet important corpus d'images hétérogènes rassemblées, sa posture est de bout en bout modeste. Il n'en sera pas le commentateur anonyme et omniscient, il renonce au commentaire et à la voix off, dont il connait l'ambivalence et dont il refuse l'autorité. « Supposée voir et savoir, nous explique F. Niney, la voix off sous-entend « Je vois tout, je sais tout, je suis partout. » ». En fait, elle ne voit ni ne parle jamais des images en tant que prises de vues mais parle du monde représenté non pas comme représenté ni filmé mais comme présent, actuel. Gare, dit F. Niney, au recyclage de cet effet de vérité qui est le fonds de commerce de presque toutes les docu-fictions contemporaines. « Faire des films, selon J.G. Périot, c'est avant tout réussir à formuler des questions et surtout pas à apporter des réponses, forcément partielles et subjectives ». C'est avoir plusieurs hypothèses et savoir faire confiance aux images. Le savoir que l'on peut tirer d'une image est diffus, volatile. L'adjectif « volatile » intervient plusieurs fois lors de l'interview, qu'il oppose et préfère à un savoir« solidifié », tout comme intervient l'adjectif « poétique » pour désigner la faculté des images à révéler un savoir. La « révélation » par les images s'apparente selon le cinéaste au processus photographique: ce n'est pas l'image fixée, c'est le processus qui amène à l'image fixée. Lui tente d'approcher les images autant pour le savoir concret qu'elles autorisent que pour leur part de mystère, leur caractère volatile, éphémère et poétique et par conséquent leur capacité à échapper à l'analyse. Il prend pour exemple un extrait d'émission télévisée où s'exprime Ulrike Meinhof, l'une des figures et têtes pensantes du mouvement. Les longues minutes d'archives permettent au spectateur de s'arrêter sur cette femme, de la scruter. Elles contredisent la vision certainement stéréotypée que chacun de nous avait de la terroriste. Ce que révèlent ces images, c'est la part d'humanité présente chez tout(e) criminel(elle). Meinhof s'avère de fait une femme de tête qui sait tenir tête à ce panel d'hommes plus âgés qu'elle que la mise en scène télévisuelle a placés en face d'elle, l'isolant dans l'espace. Elle s'exprime avec facilité, elle est déterminée mais jamais agressive. Elle est une excellente dialecticienne mais elle est aussi autre chose. Elle est un visage plein et rond, un regard souvent doux, un corps. Chaque acteur du groupe, que Jean-Gabriel Périot introduit progressivement dans son montage chronologique, prend corps. Ainsi l'un des avocats du groupe Horst Mahler, dont on avait montré peu d'images jusque-là. L'homme se démarque des autres protagonistes par sa tenue vestimentaire. Habillé en jeune bourgeois, il détone. Quand F. Niney évoque les images d'archives, il préconise de « les remettre au travail à la lumière des réflexions qu'ouvre l'écart de vision entre alors et maintenant. Qui les a faites, pour montrer quoi à qui ? Qu'y voyait-on et que voyons-nous ? Qu'y voyait-on que nous ne voyons - plus ? Qu'y voyons-nous qu'on ne voyait pas ? ». Dans le cas de Horst Mahler, rien si ce n'est sa tenue vestimentaire- il est habillé comme « l'ennemi »- ne laisse soupçonner la radicale évolution : à partir de 1997 il rend public ses positions ultra-nationalistes et antisémites et devient l'idéologue et l'éminence grise du NPD, le parti d'extrême-droite allemand.

La force d’Une jeunesse allemande est la forme adéquate choisie par son réalisateur pour rendre compte de l'escalade de la violence qui s'est jouée entre deux entités tout aussi violentes et de plus en plus intraitables : la RAF et l'État ouest-allemand. Dans sa note d'intention, le réalisateur envisage « d'inventer une grammaire, une syntaxe cohérente pour utiliser les archives qu'il détient afin de rendre compte de la complexité et de la polysémie des évènements. Il s'agit de donner à voir un évènement passé mais aussi dans un deuxième mouvement simultané et sous-jacent de donner à voir comment cet évènement a été représenté ». Il atteint son objectif en juxtaposant des formats et en veillant à ce que cette juxtaposition ne nuise pas à une continuité de lecture. Il alterne moments calmes et moments denses et surtout travaille par accumulation, répétition ou opposition . Et lorsque l'on voit Une jeunesse allemande, ce qui domine c'est la sensation d'engrenage, de tension, d'escalade, d'étau, d' enserrement : celui qu'évoque Bertolt Brecht pour parler de l'un de ses thèmes de prédilection, la violence à ses yeux toujours injustifiable. Brecht disait que l'on invoquait souvent l'image de la violence du fleuve mais jamais celle des rives qui l'enserrent. La réponse, les réponses à la question de la radicalisation du mouvement sont fournies par le montage. L'un des évènements de rupture pour les jeunes radicaux est la visite du Shah d'Iran et la totale passivité des forces de l'ordre allemandes quand les manifestants anti-impérialistes contre le régime pro-américain de Téhéran se font charger par le service d'ordre iranien. Dans un deuxième temps les forces de l'ordre allemandes chargeront violemment les manifestants. Un étudiant allemand trouve la mort ce jour-là qui provoque la rage interloquée des militants et marque un avant et un après. Avant cette visite, les images des militants sont des images de provocation mais aussi de jubilation ou de provocation joyeuse : un petit film d'école tourné par Holger Meins et ses camarades de la DFFB montre un passage de relais, comme un relais de la flamme olympique, d'un drapeau rouge de mains en mains, dans la rue, considérée par ces jeunes Allemands comme le dernier lieu encore public. Après la visite du Shah, les discours se durcissent de part et d'autre, du côté de l'État (ceux du chancelier Helmut Schmidt dons les années névralgiques 1974-1977 prônant une fermeté toujours plus grande, ceux, haineux, du chef de la CSU, Franz-Josef Strauss) comme du côté des militants et deviennent de plus en plus abstraits pour ce qui concerne la RAF. Les événements tragiques qui culminent en 1977 avec entre autres l'enlèvement et la mort du patron des patrons Hans Martin Schleyer, sont relayés de manière problématique par les médias qui décrivent les crises sans contrepoint et ni mise en perspective permettant de comprendre les faits relayés. les années 1970 marquent l'entrée des télévisions dons la société du spectacle médiatique : l'alarmisme et la dramatisation des journaux télévisés ont joué un rôle important dons le climat délétère des années de plomb allemandes.

Le film s'est ancré dès les premières images par une référence au nazisme, la phrase de J.L. Godard en exergue qui demande s'il est encore possible après Auschwitz de produire des images allemandes et se clôt par ce qui l'a suscité, à savoir l' extrait fameux du film collectif L'Allemagne en automne (Deutschland im Herbst, 1977- 1978) qui réagit au point culminant del'affrontement RAF /RFA. J.G. Périot proposeparadoxalement de regarder Une jeunesse allemande comme une introduction àcet extrait qu' il visionna en premier, quile marqua par sa puissance et dont il necomprit rien alors. On y voit R.W. Fassbinderdéambuler nu dans son appartement,désespéré dans ce climat paroxystique deparanoïa qui règne à l'automne 1977 enAllemagne, où chacun, encouragé par lesystème de délation mis en place par l'Étatouest-allemand, soupçonne chacun. Dans lascène suivante il fait avouer à sa mère quel'Allemagne aurait bien besoin d'un Führerdoux et gentil.

Pas une fois le film n'apparaît comme une justification et encore moins comme une légitimation de la violence de cette jeunesse allemande-là. « Faire face aux images, dit l'historienne Sylvie Lindeperg, c'est accepter qu'elles nous conduisent en des territoires inconnus et qu'elles nous dépossèdent parfois de ce que nous savions ou de ce que nous croyions savoir. En ce sens, les images filmées, affectées d'un plus grand quotient de réalité que les traces écrites, font vaciller nos certitudes »

 

Martine FlOCH -
Allemagne d’aujourd’hui
octobre-décembre 2015